Trente
Je sais que je devrais prendre mes jambes à mon cou, hurler, faire quelque chose. Mais je reste figée, mes tongs en caoutchouc scotchées au sol comme s’il leur était soudain poussé des racines. Je dévisage Drina avec curiosité en me demandant comment je me suis retrouvée là et ce qu’elle peut bien avoir en tête.
— Quelle saleté, l’amour, hein ? reprend-elle en m’observant, la tête légèrement penchée sur le côté. C’est quand tu rencontres l’homme de tes rêves, un type trop beau pour être vrai, que tu te rends compte qu’il est effectivement trop beau pour être vrai. Trop beau pour toi, en tout cas. Et alors, tu te retrouves seule, malheureuse et soûle comme une barrique la majeure partie du temps. J’avoue que je me suis beaucoup amusée à te regarder sombrer dans ta dépendance adolescente. C’était tellement prévisible, bref, un vrai cas d’école. Les mensonges, les cachotteries, les chapardages, toute ton énergie visant un seul but : ta prochaine dose. Voilà qui m’a grandement facilité la tâche. Parce que chaque gorgée d’alcool avait pour effet d’affaiblir tes défenses et, en même temps, d’émousser tous les stimuli indésirables, ce qui rendait aussi ton esprit désarmé, et par conséquent facilement manipulable.
Elle m’agrippe le bras et enfonce ses ongles acérés dans mon poignet pour me tirer à elle. J’essaie de me dégager, mais elle possède une force incroyable.
— Ah, vous, les mortels, poursuit-elle avec une petite moue, vous êtes si crédules, quelles parfaites victimes vous laites ! Tu crois vraiment que j’ai imaginé une ruse aussi diabolique pour rien ? Bien sûr, il y avait des moyens plus simples pour parvenir à mes fins. Ma pauvre ! Si j’avais voulu, j’aurais pu me débarrasser de toi dans ta chambre, pendant que je préparais la mise en scène. La question aurait été vite réglée, donc économie de temps, mais pas aussi amusant. Pour toi comme pour moi, d’ailleurs, tu ne trouves pas ?
J’observe son visage sans défaut, sa chevelure impeccable, sa robe en soie noire parfaitement coupée qui épouse ses formes, cintrée ici, bouffante là, et qui souligne sa beauté à couper le souffle. Quand elle passe la main dans ses beaux cheveux brillants aux reflets cuivrés, j’aperçois son tatouage d’ouroboros. Mais à peine ai-je cligné des yeux qu’il a disparu.
— Bon, récapitulons, tu croyais que c’était Damen qui l’attirait ici, qui t’appelait malgré toi ? reprend-elle. Désolée de te décevoir, Ever, mais ce n’était que moi. Toute cette mascarade, c’est moi qui l’ai organisée. J’adore le 21 décembre, pas toi ? Le solstice d’hiver, la nuit la plus longue, tous ces gothiques ridicules qui font la fête dans un canyon miteux. (Elle hausse ses épaules élégantes, tandis que son tatouage apparaît et disparaît par intermittence.) Tu pardonneras mon goût pour la mise en scène, mais cela met un peu de piment dans l’existence, tu n’es pas d’accord ?
Je m’efforce de me libérer, mais elle resserre son étreinte et ses ongles me cisaillent la peau, provoquant une douleur aiguë dans ma chair.
— Supposons une seconde que je te laisse partir. Que ferais-tu ? Tu te sauverais ? Je suis plus rapide que toi. Tu appellerais ta copine à l’aide ? Oups, désolée, Haven n’est pas ici. Disons que je l’ai expédiée à la mauvaise soirée, dans le mauvais canyon. En ce moment, figure-toi, elle prend un bain de foule et bouscule des centaines de pseudo -vampires ridicules pour me retrouver. Mais j’ai préféré t’offrir une petite fête privée dont tu serais l’invitée d’honneur.
J’entends mes os craquer quand elle me broie le poignet.
— Qu’est-ce que tu veux, à la fin ? dis-je, les dents serrées pour lutter contre la douleur.
Elle plisse ses magnifiques yeux verts.
— Chaque chose en son temps. Voyons, où en étais-je avant que tu m’interrompes si grossièrement ? Ah oui, on parlait de toi, comment tu t’es retrouvée ici. Tu t’attendais à tout sauf à ça, hein ? Mais bon, c’est la parfaite illustration de toute ta vie, non ? Et si tu veux le savoir, ce n’est pas nouveau. Tu vois, Damen et moi, c’est de l’histoire ancienne. Et quand je dis « ancienne », c’est vraiment très, très, très, très, très ancien... Bref, tu as compris. Pourtant, malgré toutes ces années de vie commune, notre longévité, si je puis dire, tu t’obstines à nous créer des difficultés.
Comment ai-je pu être si bête et si naïve ? Il n’a jamais été question de Haven dans cette histoire, uniquement de moi.
— Oh non, ne sois pas si dure envers toi-même. Ce n’est pas la première fois que tu commets cette erreur. Je suis personnellement responsable de ta mort depuis, voyons voir... combien d’existences ? Pfft... je ne sais pas, je ne compte plus.
Soudain, je me rappelle les paroles de Damen sur le parking du lycée, disant qu’il ne supporterait pas de me perdre encore une fois. Mais en voyant le visage de Drina se durcir, je chasse bien vite ces pensées de mon esprit, consciente qu’elle peut lire en moi à livre ouvert.
Elle me tourne autour en tirant sur mon bras pour me forcer à pivoter sur moi-même, avec des claquements de langue.
— Alors, si je me souviens bien, et je te signale que j’ai une excellente mémoire, les dernières fois, on a joué à un jeu qui s’appelle Trick or Treat, « Supplice ou Délice ». Ce serait malhonnête de ne pas te prévenir que tu ne t’en es Jamais vraiment bien tirée. Mais bon, comme tu sembles en redemander, je me suis dit que tu serais peut-être prête à en remettre une couche.
J’ai la tête qui tourne à cause des cercles qu’elle m’oblige à dessiner, des relents d’alcool qui m’embrument encore le cerveau et de la menace à peine voilée qu’elle vient de formuler.
— Tu as déjà vu un chat tuer une souris ? ajoute-t-elle, les yeux brillants, en se léchant les lèvres avec gourmandise. Tu as observé comment les félins jouent pendant des heures avec leur pauvre petite victime sans défense, jusqu’à ce qu’ils en aient assez et se décident à porter le coup de grâce ?
Je ferme les yeux, je ne veux plus l’entendre. Pourquoi ne me supprime-t-elle pas au plus vite, au lieu de jouer les prolongations ?
— Bon, ce sera le Délice, pour ce qui me concerne, en tout cas, conclut-elle en riant. Et le Supplice ? Tu n’as pas envie de savoir ? Pfft, tu es vraiment dure à la détente, soupire-t-elle, comme je ne réponds pas. Mais bon, je vais te le dire. Le Supplice, c’est lorsque je fais semblant de te laisser partir, je te regarde tourner en rond en essayant de m’échapper jusqu’à épuisement, et là on revient à la case Délice. Alors, tu préfères quoi ? Une mort lente ? Ou une agonie atrocement longue ? Allez, dépêche-toi, l’heure tourne !
— Pourquoi veux-tu me tuer ? Laisse-moi tranquille. D’ailleurs, Damen et moi ne sommes plus ensemble. Voilà des semaines que je ne l’ai pas vu !
Elle éclate de rire.
— Je n’ai rien contre toi personnellement, Ever. Mais j’ai la nette impression que Damen et moi nous entendons beaucoup mieux une fois que tu es... hors circuit.
Moi qui croyais vouloir en finir rapidement, voilà que, brusquement, je change d’avis. Je refuse de baisser les bras sans lutter. Même si je dois perdre la bataille.
Drina secoue la tête, la déception se lit sur son visage.
— Et voilà. Tu as choisi le Supplice, n’est-ce pas ? Bon, c’est parti !
À peine m’a-t-elle lâché le bras que je pique un sprint à travers le canyon, certaine que rien ne pourra me sauver, mais résolue à risquer le tout pour le tout.
J’écarte les cheveux qui me tombent sur la figure et cours à l’aveuglette en fendant la purée de pois, dans l’espoir de repérer le chemin et de revenir à mon point de départ. Mes poumons menacent d’exploser dans ma poitrine, mes tongs lâchent, et je me retrouve pieds nus, mais rien ne m’arrête, ni les cailloux froids et pointus qui m’entaillent la plante des pieds, ni le point de côté qui me brûle à hurler, ni les branches acérées qui déchirent mon manteau. Je galope par instinct de survie, même si je ne suis pas très sûre que ma vie en vaille la peine.
Alors je me souviens d’avoir déjà vécu la même scène.
Dans mon rêve... Mais j’ignore comment il se termine.
J’arrivé à l’orée de la clairière, d’où débouche le chemin, quand Drina émerge du brouillard et surgit devant moi.
J’essaie de l’esquiver, mais elle lève paresseusement une jambe et me fait un croche-pied qui m’envoie valser de tout mon long.
Étalée par terre, le nez dans une petite flaque de sang apparemment le mien –, j’entends Drina se moquer sans vergogne. En levant la main pour me tâter le visage, je sens mon nez bouger d’une manière incongrue et comprends qu’il est cassé.
Je me relève en vacillant, crache des petits cailloux et frémis en avisant des dents et du sang mêlés au gravier.
Drina grimace de dégoût.
— Oh, Ever, tu es horrible. Tu devrais te voir, c’est ignoble. Je me demande ce que Damen peut bien te trouver.
La douleur me vrille le corps, et je respire à grand-peine à cause du sang qui me colle à la langue avec un goût amer et métallique.
— Bon, je suppose que tu aimerais connaître les détails, même si tu ne t’en souviens plus la prochaine fois, s’esclaffe-t-elle. C’est toujours amusant de voir ta tête quand je t’assène la vérité. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne me lasse pas, même si c’est la trente-six millième fois qu’on le rejoue. Et puis, pour être honnête, je t’avoue que cela fait délicieusement durer le plaisir. Un peu comme des préliminaires, quoi, sauf que toi, tu n’as aucune idée de ce que cela signifie, bien sûr. Depuis le temps, tu te débrouilles toujours pour mourir vierge. Au fond, ce serait triste si ce n’était pas si drôle, persifle-t-elle. Par où vais-je commencer ? (Un rictus sardonique déforme ses traits, alors qu’elle se tapote les hanches de ses ongles laqués de rouge.) Voyons voir... J’ai échangé le tableau qui se trouvait dans le coffre de ta voiture, mais je ne t’apprends rien. Non, franchement, toi en Femme aux cheveux jaunes ? C’est trop drôle. Entre nous, Picasso n’aurait pas apprécié. Mais je l’aime quand même, tu sais. Damen. Pas le peintre. Enfin bon... Et la plume noire, c’est moi aussi. Damen est parfois tellement... dégoulinant de sensiblerie. Oh, et puis c’est encore moi qui t’ai inspiré ce rêve, il y a des mois. Ça s’appelle de la prémonition. Et, non, je ne vais pas t’expliquer le pourquoi et le comment, parce qu’on n’en finirait pas et que tu n’en as pas vraiment besoin, là où tu vas. Dommage que tu ne sois pas morte dans cet accident, cela nous aurait facilité la vie à toutes les deux. As-tu la moindre-idée du mal que tu as causé ? C’est à cause de toi qu’Évangeline a succombé. Quant à Haven, c’était moins une, tu as vu ? Vraiment, Ever, quelle égoïste tu fais !
Je me garde de réagir et me demande si c’est un aveu de culpabilité.
— Mais oui ! pouffe-t-elle. Vu que tu es sur le point de quitter la scène, une petite confession ne peut pas faire de mal.
Elle lève la main droite comme pour prêter serment.
— Moi, Drina Magdalena Auguste, avoue avoir éliminé Évangeline, alias June Porter. Ce qui, entre nous, ne représente pas une grande perte pour l’humanité, car elle se contentait d’occuper de l’espace, alors c’est loin d’être aussi triste qu’on le croit. Je devais me débarrasser d’elle pour avoir le champ libre et atteindre Haven, précise-t-elle. Oui, comme tu t’en doutais, je t’ai délibérément volé ton amie. C’est si facile avec ces pauvres paumés mal aimés qui ont tant besoin d’attention qu’ils se damneraient, même pour quelqu’un qui consentirait à leur indiquer l’heure. Et, oui, je l’ai persuadée de porter un tatouage qui a failli la tuer, mais c’est parce que j’hésitais entre l’anéantir pour de vrai ou lui donner l’immortalité. Il y a longtemps que je n’ai pas eu de complice, et je dois reconnaître que c’est bien agréable. Mais que veux-tu, l’indécision est mon péché mignon. Quand il y a tellement d’options possibles et qu’on a l’éternité devant soi pour les voir toutes se réaliser, c’est dur de ne pas être trop gourmand et de s’empêcher de tout choisir !
Elle sourit comme une enfant ayant commis une grosse bêtise.
— Mais voilà, j’ai trop hésité, et Damen s’en est mêlé- ce gros naïf avec ses belles idées altruistes –, et puis... tu connais la suite. Ah, et je me suis également débrouillée pour que Miles décroche un rôle dans Hairspray. Honnêtement, je crois qu’il l’aurait obtenu tout seul, il a vraiment du talent, ce gamin. Mais, ne voulant prendre aucun risque, je me suis immiscée dans la tête du metteur en scène et j’ai fait pencher la balance en sa faveur. Oh, j’allais oublier Sabine et Jeff ! C’est encore moi ! Au fond, ça marche plutôt bien, pas vrai ? Qui aurait imaginé que ta tante, une femme si intelligente, avec la tête sur les épaules et une super carrière, puisse tomber amoureuse de ce loser ? C’est pathétique, mais en même temps c’est drôle, non ?
Mais pourquoi ? Pourquoi as-tu fait cela ? Je ne peux pas parler, puisqu’il me manque la plupart de mes dents et que je m’étouffe dans mon sang, mais je sais que c’est inutile, car elle entend mes pensées. Pourquoi avoir mêlé tous ces gens à cette histoire ?
— Je voulais te montrer à quel point tu es seule, te prouver avec quelle facilité tout le monde est prêt à te lâcher pour quelque chose de mieux, de plus excitant. Tu es seule, Ever, isolée, sans amour, solitaire. Tu traînes une misérable existence qui ne vaut pas la peine d’être vécue. Je te rends service, en fait. Même si je sais que tu ne me remercieras pas.
Je me demande comment quelqu’un d’aussi incroyablement beau peut être aussi hideux intérieurement. Je plante mes yeux dans les siens et recule imperceptiblement, espérant qu’elle ne le remarquera pas.
Mais je ne suis même plus avec Damen. Nous avons rompu depuis belle lurette. Alors pourquoi ne vas-tu pas le retrouver ? Laisse-moi partir et oublions cette histoire ridicule !
J’essaie de distraire son attention, mais elle se contente de rire.
— Tu es la seule qui va oublier cette histoire, crois-moi. Et puis ce n’est pas aussi simple que ça. Tu n’en as aucune idée, pas vrai ?
Un point pour elle.
— Damen est à moi, résume-t-elle. Il l’a toujours été. Sauf que, hélas, tu reviens encore et encore, coincée dans ton petit cycle de réincarnations débiles. Et comme tu t’obstines, c’est devenu une habitude de te retrouver et de t’éliminer à chaque fois.
Elle avance d’un pas, et moi, en reculant, je pose le pied sur un petit caillou pointu et grimace de douleur.
— Si tu crois que ça fait mal, attends de voir la suite, glousse-t-elle.
Je promène un regard autour du canyon, à la recherche d’une issue, d’une échappatoire. Je recule encore d’un pas et trébuche de nouveau. Mais, quand ma main touche le sol, je referme les doigts sur une pierre coupante que je lui jette à la figure. Je l’atteins à la mâchoire et lui déchire la joue.
Elle éclate de rire, malgré la plaie béante et sanguinolente qui laisse apparaître deux dents cassées. Alors, saisie d’horreur je vois la blessure se refermer et son visage retrouver sa beauté sans défaut.
— Encore le coup de la pierre, grince-t-elle. Allons, fais un effort. Tu ne pourrais pas te renouveler un peu, pour changer ? Qui sait, tu arriveras peut-être à m’amuser pour une fois.
Elle se campe devant moi, me toisant avec condescendance, mais je ne bouge pas. Je refuse de prendre l’initiative et de lui offrir le plaisir d’une autre course éperdue dont l’issue est connue d’avance. D’ailleurs, elle a raison, ma vie est un désastre de solitude. D’autant que tous ceux que j’approche se retrouvent embarqués dans cette galère.
Je la regarde avancer, soulagée de savoir que la fin est proche. Je ferme les yeux et me remémore l’instant précédant l’accident. Quand j’étais encore une adolescente saine d’esprit, choyée, entourée de sa famille. J’y pense si fort que je sens presque le cuir tiède de la banquette sous mes jambes nues et la queue de Caramel battant contre ma cuisse, j’entends la voix de Riley qui chante à tue-tête, complètement faux, je me rappelle la gaieté de ma mère se retournant pour tapoter le genou de ma sœur, je revois mon père m’observant dans le rétroviseur, son sourire intelligent, généreux et amusé...
Je m’accroche à ce moment, le berçant dans ma mémoire, j’en revis les sensations, les odeurs, les sons, les impressions, comme si j’y étais. C’est l’image que je veux emporter avec moi, la dernière fois que je me suis sentie vraiment heureuse.
Je suis tellement immergée dans mon souvenir que je revis la scène.
— Mais qu’est-ce que... ? s’exclame Drina.
J’ouvre les yeux. Elle a l’air bouleversée, les yeux écarquillés par la surprise, la bouche béante. Je remarque que ma chemise de nuit n’est plus déchirée, que mes pieds ne saignent plus, que mes genoux ne sont plus écorchés, que, lorsque je passe ma langue sur mes dents, le compte y est. Et en me tâtant le nez, je m’aperçois que les blessures de mon visage sont également guéries. Même si je n’ai pas la moindre idée de ce que cela signifie, je dois agir vite, avant qu’il ne soit trop tard.
Drina recule, indécise, alors je m’avance d’un pas, sans trop savoir ce que je vais faire. Une chose est sûre, je n’ai pas beaucoup de temps.
— Alors, Drina, Délice ou Supplice ? dis-je en prenant mon élan.